Beata Caranci, économiste en chef et première vice-présidente du Groupe Banque TD, parle souvent d’équilibre.
Pendant des années, Beata et de nombreux économistes ont prévenu que le vieillissement de la population déstabiliserait l’économie en exerçant des pressions sur la croissance économique, les recettes fiscales et le système social.
Un certain nombre de politiques gouvernementales, notamment l’augmentation du nombre d’immigrants qualifiés, ont permis de trouver des solutions. Cependant, Beata Caranci souligne qu’il est essentiel de trouver un équilibre dans la capacité d’accueil des infrastructures économiques et sociales dans un court laps de temps.
La croissance démographique de 1,2 million de personnes au cours de la dernière année a été plus de deux fois supérieure à l’objectif du gouvernement en matière d’immigration, ce qui a surpris de nombreux économistes. Il reste maintenant à savoir si les politiques mises en œuvre pour tenter de « rattraper » le vieillissement démographique sont allées trop loin, trop vite.
Un nouveau rapport des Services économiques TD intitulé « Équilibrer la hausse de la population canadienne » se penche sur cette question. L’équipe d’Actualités TD s’est entretenue avec Beata Caranci sur des questions qui suscitent à la fois de l’enthousiasme et de l’appréhension au sein de la population canadienne.
Merci de prendre le temps de nous rencontrer aujourd’hui. Il ressort clairement de votre rapport que vous êtes convaincue de la nécessité et de la valeur de l’immigration pour le Canada, mais que les gouvernements devraient prendre en compte un certain nombre de facteurs pour s’assurer que les politiques et les systèmes en place peuvent soutenir des objectifs d’immigration plus élevés. Comment les politiques gouvernementales peuvent-elles contribuer à trouver le juste équilibre?
Nous savions depuis longtemps que le vieillissement de la population canadienne déstabiliserait l’économie en exerçant des pressions sur la croissance économique, les recettes fiscales et le système social. Nous savions aussi que nous ne pourrions soutenir la population sans avoir recours à l’immigration axée sur les compétences. Le gouvernement canadien a entendu le message et s’est forgé une solide réputation en matière de recrutement de travailleurs partout dans le monde. L’administration Trump aux États-Unis a même envisagé de reproduire son succès.
Une des raisons pour lesquelles le Canada est une force de recrutement internationale est sa capacité à modifier rapidement ses politiques. Cependant, les avantages s’effritent si la population augmente trop rapidement par rapport à la capacité d’un pays de planifier et d’accueillir de nouveaux arrivants au sein de l’infrastructure économique et sociale. Le Canada avait déjà du mal à répondre à la demande de logements, tout comme pour le nombre de lits d’hôpital par habitant. Les tensions chroniques peuvent rapidement devenir aiguës pour les provinces et les villes qui absorbent une part plus élevée de la population. Les perturbations s’élargissent, créant une stratégie de rattrapage encore plus vaste pour régler les problèmes d’abordabilité du logement et de qualité de vie.
Dans le rapport, vous indiquez qu’il est peu probable que l’offre de logements suive le rythme de la demande associée à la forte croissance démographique du Canada. Comme l’accessibilité au logement pose déjà problème pour de nombreux Canadiens, que pourrait-on faire selon vous pour améliorer la situation?
Nous observons déjà que tous les paliers gouvernementaux adoptent des politiques visant à accélérer le rythme de la construction. En Ontario, par exemple, la ville de Toronto a approuvé des changements qui favorisent la densité et le gouvernement provincial a décidé de réduire les droits d’aménagement des logements locatifs. Toutefois, ces annonces sont en décalage par rapport à la croissance démographique. Même si ces changements aident à motiver les constructeurs résidentiels à agir, selon le calendrier de construction habituel, il faudrait des années pour profiter des avantages d’un taux d’achèvement plus élevé.
Pour vérifier cette théorie, nous avons émis une hypothèse audacieuse selon laquelle les constructeurs résidentiels seraient motivés à atteindre et à maintenir un taux d’achèvement record. Dans cette hypothèse, il y aurait tout de même une pénurie de logements si la population canadienne continuait d’augmenter d’un million d’habitants ou plus par année. Cela nous ramène au point précédent, à savoir que le Canada se trouve en situation de rattrapage.
Vous mentionnez dans le rapport que la réduction des obstacles à la reconnaissance des titres de compétence est l’un des facteurs qui pourraient contribuer à accroître l’offre de main-d’œuvre au sein de la population actuelle, sans qu’il soit nécessaire d’augmenter les niveaux d’immigration. Comment cela pourrait-il améliorer la situation globale de la main-d’œuvre?
Nous pensons qu’il y a là un potentiel énorme. La réduction des obstacles à la reconnaissance des titres de compétence peut offrir de nouvelles possibilités d’emploi aux personnes qui vivent déjà au Canada, qui sont déjà intégrées dans le système social et de logement. Cette stratégie pourrait être bénéfique à tous puisqu’elle contribuerait à améliorer le niveau de vie des travailleurs tout en permettant aux employeurs de trouver la main-d’œuvre dont ils ont grand besoin.
Par exemple, le Collège des infirmières et infirmiers autorisés d’Alberta a simplifié son processus d’inscription, ce qui a donné lieu à une marée d’inscriptions d’infirmières et d’infirmiers formés à l’étranger qui vivent déjà au pays. Ces personnes ne représentent pas une hausse de la demande de logement ou d’infrastructure sociale, et peuvent bénéficier de l’application appropriée de leur niveau de scolarité, de formation et de compétence au sein de l’économie.
Plus les employeurs, les institutions et les gouvernements canadiens élimineront les obstacles en milieu de travail, plus la pression exercée sur d’autres segments du système social pourra être allégée. La solution aux pénuries de main-d’œuvre se trouve à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de nos frontières. Beaucoup de choses peuvent être faites pour mieux intégrer les nouveaux arrivants et les personnes déjà établies afin qu’ils puissent atteindre leur plein potentiel.
L’amélioration de l’accès aux services de garde peut-elle contribuer à augmenter l’offre de main-d’œuvre?
Oui, nous pouvons appliquer cette logique aux conclusions présentées dans un précédent rapport des Services économiques TD. Nous avons constaté que le mode de travail plus flexible pendant la pandémie et la baisse des frais de garde au cours de la dernière année ont entraîné une forte augmentation du nombre de mères avec de jeunes enfants sur le marché du travail. Leur taux de participation a bondi de 4 points de pourcentage depuis 2020. Il s’agit d’un rythme qui a plus que doublé par rapport aux trois années précédentes et d’une accélération plus rapide que le reste de la population féminine. Imaginez à quel point le marché de l’emploi serait plus serré sans cette centaine de milliers de femmes de plus, dont les postes sont en grande partie à temps plein.
Qu’est-ce que cela signifie pour la Banque du Canada?
La banque centrale a pour seul mandat d’assurer un contexte inflationniste stable. Cela signifie que tout choc de la demande qui persiste devra probablement être géré au moyen d’une hausse des taux d’intérêt (en l’absence d’une hausse compensatoire de la productivité, ce qui n’est pas la force du Canada).
Nous avons calculé que le niveau neutre des taux d’intérêt augmenterait de 50 points de base de plus pour faire contrepoids à la poussée démographique découlant de la nouvelle approche du gouvernement fédéral en matière d’immigration par rapport aux hypothèses précédentes sur la croissance de la population. Et il n’y a pas de solution facile en ce qui a trait à l’inflation des prix des maisons. La banque centrale ne modifie pas les taux d’intérêt pour lutter directement contre les pressions exercées par les prix des maisons, mais ce secteur peut avoir une influence directe sur les prix au sein de l’économie, ainsi que sur les attentes inflationnistes futures.
Enfin, quelle leçon les Canadiens moyens peuvent-ils tirer de ce rapport des Services économiques TD? Quelle devrait être la conclusion?
Beaucoup de choses peuvent être faites pour mieux intégrer les nouveaux arrivants et les personnes déjà établies. Il ne suffit pas de faire appel à un nombre incontrôlé de personnes pour occuper les emplois moins bien rémunérés qui sont offerts, en particulier si cette stratégie sous-utilise la main-d’œuvre et décourage les entreprises d’investir. L’économie est déjà à la traîne par rapport aux autres en matière d’investissements dans les technologies améliorant la productivité. Nous avons d’ailleurs des exemples où l’élimination des obstacles que nous nous sommes imposés dans le secteur de l’emploi produit de meilleurs résultats pour les travailleurs ainsi que pour les employeurs.
Pour que le pays puisse connaître du succès, il faut que les politiques soient équilibrées afin qu’une infrastructure appropriée soit en place pour faire ressortir le meilleur des travailleurs et des familles. Nous ne devrions pas avoir une vision à court terme des exigences immédiates des employeurs. Il est important d’équilibrer la croissance démographique à long terme. En cas de forte hausse de la population, il faudrait envisager de diminuer les niveaux les années suivantes afin de permettre aux systèmes sociaux de s’adapter. De cette façon, l’économie n’augmentera pas seulement en taille, mais aussi en qualité.